Alors que nous fêtons les cent ans de l’insurrection populaire en Géorgie contre l’annexion soviétique, la lutte pour l’indépendance et la liberté face à l’emprise russe demeure toujours la raison principale des mobilisations populaires ici. Cependant, au-delà de l’injonction à choisir entre deux puissances impériales, l’Europe et la Russie, le mouvement de contestation, qui ne cesse de gagner en intensité depuis plusieurs mois, exprime aujourd’hui une colère sociale croissante face au régime autoritaire local et à l’emprise des puissances économiques étrangères qui déferlent sur le Caucase.
Contrairement au discours médiatique dominant, cette mobilisation populaire qui se déploie à différents niveaux, entre les affrontements de rue et la solidarité autogérée, est porteuse d’une revendication plus large que celle de l’intégration à l’Union européenne. Si l’avant de la scène rappelle la révolution de Maïdan en 2014 en Ukraine, il faut encore identifier la spécificité du contexte géorgien pour comprendre les tumultes profonds que traverse cette lutte actuelle, sa force et sa complexité.
Cet article a été rédigé par un·e militant·e anti-autoritaire géorgien·ne en exil, en communication avec des collectifs locaux à Tbilisi, Kutaisi et Zugdidi. Les photos proviennent de მაუწყებელი / Mautskebeli. Les géorgien·nes utilisent le nom Sakartvelo pour désigner le pays.
Introduction
Sans tomber dans un romantisme nostalgique ou insurrectionnel, ni dans le discours des médias dominants, pour comprendre ce qui se joue en ce moment dans les rues de Géorgie, il faut écouter ce que raconte la colère sociale. Cet article s’adresse aux lecteur·ices en Occident, notamment en Europe de l’Ouest, qui sont soit piégés par un campisme réducteur, qui présente la lutte en Géorgie — ainsi que d’autres luttes dans le contexte post-soviétique, comme en Ukraine ou en Tchétchénie — comme simplement alignée sur les seuls intérêts du bloc euro-atlantique, en omettant les enjeux géopolitiques vis-à-vis de l’impérialisme russe et les politiques autoritaires internes ; soit - emporté·es par une exaltation soudaine, nourrie par une attention médiatique que l’on n’a pas eu mérite de recevoir, même pendant la guerre de 2008, et qui met en scène les événements de façon partielle, en se concentrant sur l’esthétique insurrectionnelle aux étoiles dorées, drapeaux européens fermement agités face aux jets du canon à eau.
Car, soyons honnêtes, pour attirer l’attention de l’Ouest, il faut soit du tragique, soit du spectaculaire. Du tragique, on en a eu tout au long des dernières décennies. Mais l’histoire récente des territoires post-soviétiques reste une tâche maussade dans le décor des guerres et des conflits, pas assez proche pour s’en sentir saisi, pas assez lointaine pour s’en culpabiliser.
Du spectaculaire, chez nous, c’est plutôt dans les montagnes que dans la rue.
Mais cette fois-ci, les images des manifestant·es avec des feux d’artifice, des scènes d’affrontement direct avec les forces de l’ordre à mains nues, des visages en sang et sans aucun remords, font leur effet, aussi bien sur les médias mainstream que sur les insurrectionnalistes.
BFMTV diffuse en Live depuis l’avenue Rustaveli à Tbilissi les scènes d’émeutes, tandis que le Premier ministre géorgien, Irakli Kobakhidze, emploie lors de son briefing un discours qu’on avait déjà cru entendre de la même chaîne pendant le mouvement des Gilets Jaunes en France, parlant des « casseurs violents » et des « agresseurs des forces de l’ordre ». Les politiciens européens ne cachent pas non plus leur état de choc face aux violences policières et dénoncent l’usage disproportionné de l’appareil répressif, tandis que le parti au pouvoir, le Rêve Géorgien , diffuse les scènes des charges et des descentes policières contre les manifestations en Europe pour sa propre propagande anti-occidentale.
Alors, pourquoi toute cette attention maintenant ? Quels sont les enjeux géopolitiques et économiques — entre les pro-occidentaux et les pro-russes, le régime autoritaire local côtoyant les BRICS [l’alliance transnationale impliquant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud] et l’extrême droite euro-atlantique, et le progressisme néolibéral employant des méthodes meurtrières — qui sous-tendent les événements en Géorgie ? Et enfin, quelle est la lutte propre à la population géorgienne, quelles sont les raisons de sa colère vis-à-vis du gouvernement et de ses politiques autoritaires grandissantes ?
Pour tenter de faire une lecture approfondie des événements en cours, au-delà des images qu’on en fait depuis l’Europe occidentale, il faut les situer sur deux niveaux : d’une part, dans la spécificité du contexte local actuel, et d’autre part, dans celui de la période post-soviétique, en général.
Mouvement de contestation national dans le contexte de l’autoritarisme local
Si cela fait une semaine que la contestation ne cesse de prendre les rues toute la nuit et de gagner en ampleur dans plusieurs villes, elle s’inscrit dans un mouvement social amorcé au printemps dernier contre la “loi sur l’influence des agents étrangers”.
C’est dans ce contexte que les élections parlementaires ont été visiblement fraudées, maintenant au pouvoir le parti dirigeant, le Rêve Géorgien, mené par l’oligarque Bidzina Ivanishvili.
Avant la déclaration du Premier ministre suspendant le processus d’intégration à l’UE jusqu’en 2028, les manifestations s’organisaient pour contester les résultats et demander de nouvelles élections. Suite aux dispersions violentes des manifestations, arrestations brutales, agressions de rue par les flics ainsi que par les forces extra-policières, répressions judiciaires et incarcération des jeunes, les grèves, démissions dans le service public, occupation de la Chaîne Publique de la Géorgie, et mobilisations d’élèves dans des écoles régionales se sont multipliées, dépassant ainsi la simple question électorale. Dans la contestation prennent part des collectifs déjà formés : habitant.es des régions périphériques en lutte contre les projets de destruction environnementale, mouvements étudiants en lutte pour l’accès au logement, collectifs queers et féministes, ainsi que des personnes mobilisées contre les expulsions.
Aujourd’hui, la menace de l’autoritarisme pressant plane sur tout le monde, annonçant la mise en place de l’état d’urgence et du couvre-feu pour étouffer la possibilité de manifestation, ainsi que la réforme du service public – une manœuvre visant à procéder à des licenciements massifs d’opposants et de toute personne jugée critique.
At En parallèle, la répression policière s’intensifie : centaines d’arrestations, y compris des mineurs et de jeunes majeurs, personnes hospitalisées pour mutilations policières, dont un jeune en réanimation, perquisitions massives, ainsi que des passages à tabac et des humiliations dans les rues. Des policiers anti-émeutes, tentant de démissionner, sont eux-mêmes réprimés par leurs collègues, comme l’a révélé un agent ayant quitté le pays. Depuis plusieurs nuits, ce sont les “zonderebi”, les “titushkebi, autrement dit les “gros bras” armés et en civil, employés pour le “sale boulot”, qui rôdent dans les rues pour défigurer des manifestants et des journalistes. Le gouvernement a également annoncé un projet de réforme de la police, facilitant l’accès aux services sans passer par les concours, afin de permettre le recrutement de nouveau personnel et d’avoir la capacité d’étouffer un mouvement qui prend désormais des proportions nationales.
Si le Rêve Géorgien est arrivé au pouvoir en 2012 en s’opposant au gouvernement néolibéral de Mikheil Saakashvili et à son état policier sanglant, il incarne aujourd’hui le versant d’un même système policier. Il emploie la violence policière et judiciaire sous une forme tripartite : répression de rue à la française (armement anti-emeute, nasse, tabassage, ), répression judiciaire à la russe (arrestations et peines de prison pour militant.es et opposant.es), et violences mafieuse (bavures par les « gros bras », violences et agressions dans les lieux de vie, menaces sur les proches et membres de familles), rappelant les méthodes de l’ancien régime de Mikheil Saakashvili, qui a quitté le pouvoir en 2013.
Le ras-le-bol généralisé contre les « Natsi » et le « Kotsi » — termes péjoratifs désignant respectivement les partis au pouvoir et dans l’opposition, ainsi que leurs alliés — se manifeste par une tirade d’insultes lancée contre les deux camps lors des rassemblements. Trop de colère pour cherches des belles paroles, les injures partent en coups d’éclats dans la télévision et lors des prises de parole publique. C’est pour la même raison que les politiciens du MNU se font dégager par des manifestant.es, dont certain.es victimes de leur régime répressive. « La résistence au régime policier qui a permis au gouvernement de prendre le pouvoir sera également celle qui marquera sa fin » – déclarent des militant.es lors de leurs prises de paroles, notamment lors des rassemblements organisés pour la libération de toustes les détenu.es.
Ce rejet des deux partis traduit aussi une profonde défience envers les autorités et un refus de se soumettre aux dualismes persistants qu’ils véhiculent de façon caricutale: le projet civilisationnel occidental et le projet guerrier de la Russie, le progressisme contre l’obscurantisme, l’asservissement à l’hégémonie occidentale contre l’asservissement à un impérialisme territorial, le nationalisme ultra-libéral contre le nationalisme ultra-conservateur. Le point de convergence de ces dualismes est aussi leur point de rupture : maintien de l’ordre déchaîné, politiques destructrices des conditions d’habitabilité, exploitation des ressources naturelles inscrite dans le marché impérial mondialisé, appauvrissement et surendettement de la population en échange d’ alliances économiques et géostratégiques avec des puissances étrangères.
Pour délégitimer le mouvement la rhétorique du gouvernement cherche à raviver le clivage de lié à la « polarisation », mettant ainsi les politiciens du MNU sous les projecteurs. Se présentant comme le garant de la souveraineté nationale face à la menace de guerre provenant du nord et aux dangers d’un coup d’Etat émanant des forces occidentales, l’exemple de l’Ukraine est constamment manipulée pour semer la peur. Le mouvement actuel est comparé à celui de Maidan, pour soutenir qu’il ne serait pas autogéré mais contrôlé par des partisans du Maidan et du MNU, en insistant que la révolution avait entraîné des centaines de mort en l’Ukraine et ensuite la guerre.
Cette rhétorique anti-ukrainienne, qui minimise à la fois la dimension sociale et la puissance d’agir propre au mouvement de Maidan non-réductibles aux seules forces neo-nazis, s’accorde avec la rhétorique anti-guerre déployée tout au long de la campagne électorale. Que le gouvernement ait affiché des images des guerres sous forme de publicité électorale prouve que, derrière l’illusion de maintien de la paix, se cache des méthodes des plus ignobles pour le maintien du pouvoir : exploitation des traumatismes encore peu digérés de notre mémoire collective, notamment de celle de 2008 et des années tumultueuses de 90, traversé par les méandres du mouvement indépendantiste accompagné d’un putsch, d’une guerre civile et des conflits interethniques.
La Loi sur « les agents étrangers »
Le recours à la bavure policière et judiciaire est permis par des réformes législatives adoptées au printemps dernier, qui servent également de base solide à la rhétorique idéologique fondée sur l’ autoritarisme anti-occidental.
La loi sur la « transparence de l’influence des forces étrangères » reprend un projet avorté il y a un an et demi après des protestations massives. Elle a été adoptée un an plus tard, le printemps dernier, après deux mois de manifestations et le contournement d’un veto présidentiel.
Calquée sur son homologue russe, cette loi oblige toute organisation à but non lucratif recevant 20 % de ses revenus annuels de sources étrangères – qu’il s’agisse de subventions ou de financements individuels – à s’enregistrer comme « entité représentant les intérêts d’une force étrangère ». Or, dans une économie locale marquée par l’absence de subventions publiques et de sources de revenus alternatives, cette législation met en péril, en premier lieu, non pas les grandes ONG comme le présente la rhétorique officielle, mais surtout les petites associations, syndicats, médias indépendants, ainsi que les collectifs locaux et autogérés.
Que cette loi vise tout d’abord à réduire au silence les foyers de résistance et de lutte, le Premier ministre, Irakli Kobakhidze, l’a déclaré ouvertement lors de son briefing du 3 décembre : « on construira le barrage de Namakhvani. »1 Désormais, rien n’empêcherait la réalisation des mégaprojets d’infrastructures hydroélectriques, considérés comme le point d’orgue du développement économique. Il faisait référence au mouvement de la vallée de Rioni, désormais taxé de pro-occidental après avoir été qualifié de pro-russe il y a trois ans, lors de leur combat actif. Or, le mouvement de la vallée de Rioni, qui incarne la lutte environnementale autogérée menée par la population locale et qui a réussi à faire reculer l’entreprise turque concernant la construction d’un méga-barrage hydroélectrique, est devenu l’une des cibles principales dans la rhétorique du gouvernement, en tant que menace à la soi-disant souveraineté et indépendance énergétique. En réponse à la déclaration du premier ministre, les habitant.es de la vallée ont brandi une banderole lors d’un rassemblement à Tbilissi : « le barrage de Namakhvani ne sera pas construit ».
À part le mouvement de la vallée de Rioni, de nombreuses résistances locales luttent contre les injustices sociales et environnementales engendrées par les projets économiques d’envergure, notamment l’exploitation et l’extraction des ressources naturelles.
Dans l’Ouest de la Géorgie, en Mingrélie, ce sont les habitant·es du village de Balda qui se mobilisent pour empêcher le démarrage d’un chantier de construction d’un projet d’aménagement écotouristique, impliquant la privatisation de la rivière, des terres et des lieux de vie, ainsi que des dommages importants et des effondrements des pentes de montagne.
À Shukruti, les habitant·es combattent la surexploitation des sols pour l’extraction de manganèse par l’entreprise Georgian Manganese, un holding britannique de Stemcor. À cause des explosions, le village s’enfonce dans le sol, emportant avec lui les maisons de ses habitant·es. Les veillées habituelles, occupant le site du chantier, ont été déplacées cet autonomne jusqu’au Parlement à Tbilissi, avec les formes les plus radicales de protestation : grève de la faim et bouches cousues.
Géopolitiques de l’énergie
Mais derrière la lutte des petits peuples se jouent les enjeux des grands acteurs économiques : la Chine, la Russie, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et, bien sûr, l’Union européenne. Les stratégies de pouvoir et de domination se traduisent par des jeux d’alliances inter-impérialistes, de conflits et de guerres où l’énergie constitue une arme par excellence.
La guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie ont renforcé la position géostratégique de la Géorgie au sein des projets d’infrastructures économiques – tels que le corridor gazier et pétrolier, les ressources hydroélectriques, ainsi que les voies de transit maritimes et terrestres – et la « Loi sur les agents étrangers » s’y présente comme garant de la réalisation de tels projets. Parallèlement, le gouvernement a adopté, au même moment, la loi offshore, la loi anti-LGBT, des modifications de la loi sur les pensions cumulées, et a signé des mémorandums énergétiques et économiques avec la Turquie et la Chine.
Ainsi elle semble s’inscrire dans une stratégie de rapprochement avec les BRICS, notamment, avec la Chine et l’Azerbaïdjan pour renforcer les échanges commerciaux à travers son rôle de corridor de transit. Plus précisément, la Géorgie joue un rôle stratégique dans l’initiative “la Ceinture et la Route” (BRI) , l’initative de la Chine pour la « nouvelle route de la soie » en s’intégrant au corridor économique Chine-Asie centrale-Asie de l’Ouest. Son implication repose sur deux projets clés : la construction d’un nouveau port à Anaklia, destiné à devenir un hub majeur, et de la ligne ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars, qui renforce les connexions logistiques entre l’Asie et l’Europe.
Cette position stratégique permet également au gouvernement géorgien d’exercer une forme de pression sur l’Union européenne, notamment en raison de son implication dans le projet colossal de construction du plus long câble électrique sous-marin, qui acheminerait l’électricité fournie par l’Azerbaïdjan vers l’Union européenne, en passant par la mer Noire en Géorgie. Il ne faut pas non plus oublier qu’une part importante du transit énergétique passe déjà par les pipelines traversant la Géorgie, notamment l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) et le gazoduc SCP (South Caucasus Pipeline), qui relient la mer Caspienne à la Turquie via le territoire géorgien.2
Ce sont par les alliances géostratégiques pour la conquête des ressources que l’on voit que la fragmentation du monde en deux blocs majeures - d’un côté le bloc euro-atlantique et de l’autre, la Russie –n’a plus de sens, et qu’il faut désormais la penser dans sa multipolarité. Dans cette même perspective, sur le plan géopolitique, le Rêve Géorgien s’allie autant avec les gouvernements de l’extrême droite euro-atlantiques ( Trump, Orban ) qu’avec le puissances régionales sur la base d’un discours populiste souverainiste et conservateur. Sur le plan économique – politiques d’extraction rapaces, dépossession et appauvrissement des populations – il s’inscrit pleinement dans le marché capitaliste mondialisé aux côtés du camp progressiste.
La Loi AntiLGBT
Dans le but de renforcer le conflit social déjà engagé par l’implantation de l’hégémonie occidentale dans le pays, à travers notamment l’ingérence de ses institutions et ONG dans les sphères économiques et culturelles, le gouvernement s’est habilement approprié un discours antioccidental, soulevant ainsi la sympathie d’une partie de la population méprisée par ces dernières. Cette mascarade rhétorique lui permet d’ériger certains « groupes sociaux » en boucs émissaires, justifiant ainsi la mise en place d’un régime autoritaire pour la défense « de la paix, des traditions et de la souveraineté économique ». Mise à part des « bloqueurs » de l’indépendance énergétique, c’est « le groupe LGBT » qui représenterait l’une des menaces principales pour notre identité culturelle et religieuse.
C’est dans cette perspective que la nouvelle loi anti-LGBT, nommée la “Loi sur les valeurs familiales et la protection des mineurs”, est entrée en vigueur le 2 décembre. Cette loi, qui met l’équivalence entre l’inceste et relations homosexuelles ainsi qu’à l’identité de genre, criminalise les personnes queer ainsi que tout accès aux soins ou à la « manipulation médicale », selon ses termes. Outre la communauté queer, la loi permet également de criminaliser toute forme de soutien, manifestation, regroupement public ou prise de position publique, susceptibles d’être étiquetées comme « propagande pro-queer ». Le collectif Résistence queer a écrit à propos de l’application de la loi dans son « manifeste anti-fasciste » :
“En Géorgie, où près d’un million de personnes ont quitté le pays pour migrer en quête de travail au cours des cinq dernières années, un enfant sur trois vit dans une pauvreté extrême, tandis que les systèmes d’éducation et de santé sont en ruine, l’oligarque avide a fondé sa campagne électorale sur de fausses promesses de paix et sur la propagation d’une haine artificielle.
“En criminalisant un groupe de la population — les personnes queer — et en légalisant la haine et la censure pour établir un contrôle totalitaire, la loi désigne également comme criminels tous celleux et tout ce qui s’opposera à la législation de ce mal .”
En effet, face à l’appauvrissement et au surendettement généralisé de la population, où les banques et les services privés détiennent une toute-puissance, tandis que la question de l’identité nationale reste toujours à définir, il devenait nécessaire de forger l’icône de l’ennemi. Cet ennemi n’est pas loin, pas en Russie ou en Turquie, mais juste sous nos yeux, importé de force par l’Occident : celui ou celle dont la vie, son existence et sa manifestation publique, menace la préservation de nos mœurs, de nos traditions, et contribue à des problèmes démographiques, un sacrilège porté à nos valeurs. Cette manœuvre relève d’une opération de déplacement des problèmes sociaux, visant à remplacer un ancien archétype de l’ennemi par un nouveau, en tant que catalyseur d’une construction identitaire.
Cependant, si la responsabilité de la criminalisation des personnes queer incombe au gouvernement, celle de l’instrumentalisation de la question queer revient, elle, à l’impérialisme sexuel occidental. Alors que les missionnaires des « droits de l’Homme » étaient censés protéger les minorités opprimées, la riposte autoritaire et ultraconservatrice en a fait l’une de ses premières cibles, en mobilisant l’argument anti-occidental. Le queer-washing n’a fait que renforcer le clivage social et culturel, séparant les « obscurantistes religieux » des progressistes libéraux. Si la question LGBTQ est exploitée avec autant de vigueur par le gouvernement, c’est parce qu’il sait bien provoquer une forte tension culturelle et existentielle en rejouant cette opposition et en prenant la défense du camp anti-progressiste, méprisé et moqué par les politiques « civilisationnelles ».
Le désir de l’Occident ?
La contestation massive, que l’on réduit aux rassemblements pro-européens, a sa propre spécificité dans les formes d’organisation, de sociabilisation et d’entraide, que l’on ne retrouverait jamais dans les rues de l’Europe.
Pendant les rassemblements de l’avenue Rustaveli, les danses traditionnelles, les chants folkloriques et religieux se mettent en scène ; les cool kids de la gen’ Z poussent les slogans – le « Gaumarojos Sakartvelos » – que l’on pourrait tout aussi bien entendre de la bouche des « obscurantistes » au moment d’un toast sur la patrie, la liberté et l’église ; les mères accompagnent leurs enfant.es, dans l’espoir vain de les protéger des abus policiers ; le cri d’une mère – « lâche-le/la, c’est mon enfant » – est devenu le slogan phare, désormais gravé sous forme de graffiti, de la contestation ; les grand-mères, quand elles ont encore la force de se déplacer, sont entourées et protégées par les manifestants contre les jets de canon à eau ; des prêtres sortent de l’église de Kashveti pour abriter les manifestant.es poursuivi.es.
Le soutien et l’entraide, d’une douceur extrême, se mettent en place aux côtés des affrontements violents ; derrière les masques à gaz, les boucliers aux graffitis « 1312 », se trouve aussi l’idée du commun, le commun qui s’exprime tout d’abord au niveau d’un sentiment d’appartenance collective, écrasé tout au long de son histoire d’existence et ajoute une forte dimension culturelle, voire existentielle, à la résistance politique.
Les raids policiers, militaires et para-militaires, l’avenue Rustaveli en a connu de nombreux depuis le mouvement indépendantiste des années 90. Des manifestant.es de la « génération des parents » évoquent la mémoire du 9 avril 1989, date qui marque le début tragique du mouvement indépendantiste avec la mort des jeunes manifestant.es écrasés par les tanks russes. Le recours aux forces extra-policières et la manipulation autour de la question de la guerre invoquent la mémoire collective : les crimes de guerre du groupe para-militaire Mkhedrioni, notamment en régions de Mingrélie et d’ Abkhazie, traumatisme collectif lié à la destruction des corps et des âmes suite aux massacres des Ossètes et des Abkhazes, au nettoyage ethnique des Géorgiens et aux déplacements forcés, ainsi qu’à la rupture des liens interethniques et familiaux.
Pour comprendre ce qui se joue derrière ce qui peut être interprété comme le désir de l’Occident, il faut également avoir cette lecture historique. D’abord l’empire tsariste, puis soviétique, font de la Russie l’une des principales puissances coloniales pour la Géorgie, après l’empire ottomane.
Pour rappeler le déroulement de l’histoire récente de la libération, la Géorgie et, ensuite, la Tchétchénie, proclament leur indépendance en 1991, avant la chute de l’URSS. Tout ceci se déroule dans un paysage marqué à la fois par l’intensification des luttes nationalistes et éthno-nationalistes, faisant appel à la sécession des groupes ethniques minoritaires sous la protection de l’URSS (Haut-Karabagh, Abkhazie, Ossétie).
La guerre civile se déclenche dans la capitale suite au coup d’État mettant aux prises les indépendantistes géorgiens, avec Zviad Gamsakhourdia à leur tête, et l’opposition putschiste, devenue le Conseil d’État dirigé par l’ancien chef communiste Eduard Chevardnadze. Cette guerre dégénère en un conflit dit inter-ethnique de 1991 à 1993 en Abkhazie.
La guerre de 2008 avec la Russie, bien qu’elle se déroule dans un cadre différent de celui des années 90, ravive les mêmes blessures liées aux conflits ethniques et territoriaux. Cette fois-ci, c’est l’Ossétie du Sud, une autre région majoritairement peuplée de minorités ethniques, qui finit par être occupée par la Fédération de Russie.
Mais qu’on ne se méprenne pas : si la question de l’autonomie des minorités ethniques dans un territoire où cohabitent une multiplicité de langues, de religions et de traditions est un enjeu crucial, la Russie reste une superpuissance extérieure qui utilise les tensions ethniques comme levier dans un bras de fer, dans le seul but d’élargir son règne territorial. Tout comme en Ukraine, la Russie a toujours su associer la violence de son régime impérial aux troubles ethno-identitaires en Caucase, s’érigeant en « sauveur des minorités ethniques opprimées ».
Ainsi, derrière les drapeaux européens se cache l’espoir d’un monde meilleur, derrière le désir de l’Occident – le désir d’indépendance. Mais l’Europe, comme horizon, ne se construit pas seulement en effet de miroir vis-à-vis de la Russie ; elle découle également de la propagande et du soft power de l’hégémonie néolibérale euro-atlantique, qui n’a cessé d’étendre sa zone d’influence sur les territoires post-soviétiques depuis la chute de l’URSS.
Pour nous, les deux générations des années 90, la promesse de la voie pro-occidentale, au moment de l’après-guerre et suite au déclin du mouvement indépendantiste, représentait le rêve d’un monde meilleur qui se trouvait alors de l’autre côté du rideau de fer : la paix, le pain, l’électricité, l’eau chaude, l’éducation et la santé. Aujourd’hui, même si l’Europe continue d’incarner une promesse pour une partie de la population, personne n’est dupe.
Depuis la libéralisation des visas en 2017, la Géorgie demeure sur la liste des pays à forte demande d’asile, aux côtés de l’Afghanistan et du Bangladesh. Cette statistique indique concrètement que, dans une population de 3,5 millions d’habitant.es, chaque famille a au moins un membre en parcours d’exil et de migration, à la recherche de protection et de conditions de subsistance, pour avoir accès aux soins de santé gratuits ou aux ressources financières suffisantes pour soutenir les proches restés dans le pays, ou pour rembourser les crédits d’une famille surendettée. Étant ainsi étiqueté.e.s comme les « mauvais.e.s exilé.e.s », car considérés comme des « migrants économiques » ou « pour des raisons de santé », non seulement le droit inaliénable à l’accueil leur est refusé, mais, en prime, ielles sont soumis.es à toutes sortes de violences institutionnelles et policières, allant des centaines d’expulsions illégales jusqu’à la mort de détenus dans des centres de rétention à la suite de violences policières.3
Alors que l’Europe aimerait cartographier la Géorgie sous sa zone d’influence, son traitement vis-à-vis de la population géorgienne en parcours d’exil et de migration économique révèle toute son imposture et son hypocrisie.
Ainsi, pour la population émigrée, notamment dans le contexte grandissant de racisme et de l’ascension de l’extrême droite, l’Europe ne représente plus cette force chimérique qui nous sauverait de l’impérialisme guerrier et garantirait de meilleures politiques sociales dans un pays en proie à la prédation privée. Pour la population sur place, dans la mesure où les questions géopolitiques se mêlent aux questions d’ordre identitaire, si l’Europe représente une stratégie de survie pour certains, la préoccupation principale, et maintenant encore plus, reste celle de l’autoritarisme du gouvernement local.
Pour une solidarité internationaliste
En guise de conclusion j’aimerais ajouter le message de soutien envoyé aux camarades en Géorgie depuis Paris:
“Depuis le rassemblement des camarades syrien.nes qui célèbrent la chute du régime du dictateur Bashar Al assad, et celui des camarades géorgien.nes organisé en soutien au mouvement de contestation actuel, nous voulons apporter le message de solidarité internationaliste aux peuples en lutte contre les impérialismes, les régimes autoritaires locales et les injustices sociales.
“En ce moment du génocide en Palestine, des guerres - en Ukraine, au Liban et au Soudan, l’ascension des régimes autoritaires en Géorgie, en Iran et en Russie, ainsi que de l’extrême droite en Europe, le seul espoir réside dans la construction des alliances et de solidarité entre les peuples opprimés. Seule les peuples sauvent les peuples !
“De la Syrie jusqu’à la Géorgie, la chute du régime partout!
“Liberté à toustes les détenues en Géorgie !
“Amour et Rage
“ Camarades internationalistes depuis Paris”
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Projet de construction de la Cascade Hydroélectrique de Namakhvani, la plus grande ouvrage hydroélectrique depuis la fin de l’URSS sur le territoire géorgien, par l’entreprise turque ENKA ↩
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La construction de pipeline déjà en 2006 a suscité de nombreuses oppositions des populations locales et cela va sans dire que l’économie locale n’a reçu aucun intérêt financier grâce à ces pipelines possedées par les consortiums multi-nationales, BTC Co et Société du pipeline du Caucase du Sud, dont la direction est partagée entre les entreprises européennes comme British Petrolium avec celles de l’Azerbaidjan et la turquie aux côtés de la Russie ou de l’Iran. ↩
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Vakhtang Enukidze en 2020 au CPR de Gradisca d’Isonzo,en Italie ; Tamaz Rasoian ressortissant géorgien kurde,au centre fermé de Merkplas, Belgique, en 2023 ↩